Tungstênio em Simondon (2005 [1958])

Une difficulté de même ordre relative à l’individuation des systèmes physiques apparaît dans le phénomène d’interférences: quand on considère une expérience quelconque d’interférences à champ non localisé, on fait la théorie de cette expérience (trous d’Young envisagés comme moyen de produire non une diffraction mais deux oscillateurs synchrones, miroirs de Fresnel, lentille de Billet), en disant que les ondes lumineuses sont émises par deux sources synchrones, synchrones puisqu’elles reçoivent leur lumière d’une unique source, et qu’elles ne sont elles-mêmes que des sources secondaires, disposées à des distances égales d’une source primaire. Or, si nous considérons attentivement la structure et l’activité de cette source primaire, nous nous rendrons compte qu’il est possible d’obtenir un phénomène très net d’interférence, avec extinction pratiquement complète dans les franges sombres, même si l’on utilise une source primaire renfermant un très grand nombre d’atomes; une source constituée par exemple par un segment de filament de tungstène de 1/2 millimètre de longueur et 0,2 mm de diamètre en contient nécessairement plusieurs dizaines de milliers. Bien plus: on peut prendre une source très volumineuse, comme un arc au charbon dans lequel la lumière émane d’un cratère et d’une pointe dont la surface active (celle dont part la colonne de vapeur lumineuse) est de l’ordre du centimètre carré pour une forte intensité. Or, la lumière qui émane de cette forte plage lumineuse, ayant passé à travers un diaphragme de petite surface qui sert de source primaire, est capable de produire le phénomène d’interférence, comme si elle était produite par un très petit segment de filament incandescent. Existe-t-il alors un synchronisme réel entre les molécules et les atomes de ces grandes surfaces lumineuses? À chaque instant un très grand nombre d’oscillateurs non synchronisés émettent de la lumière; il semblerait normal de considérer le phénomène comme un résultat conforme aux lois de la statistique; alors on devrait supposer que le phénomène d’interférence sera d’autant plus flou qu’il y aura un plus grand nombre d’oscillateurs non synchronisés (nous voulons dire par là non de fréquences différentes, mais en rapport de phase quelconque) pour constituer la source primaire; et il ne semble pas que l’expérience vérifie cette prévision. Mais, étant donné l’ordre de grandeur des sources que l’on emploie, même les sources les plus petites contiennent déjà un grand nombre d’oscillateurs élémentaires qui ne paraissent pas pouvoir être en phase. Ces oscillateurs ne peuvent pas être en phase quand ils ont des fréquences différentes; or, le phénomène se produit toujours, bien que seules les franges centrales soient nettes, parce que les franges relatives à chaque fréquence se superposent d’autant moins qu’elles sont plus éloignées de la frange centrale. Quel est le synchronisme de phase qui peut exister entre des ondes émises par des oscillateurs de même fréquence? Ce synchronisme tient-il à l’unité du système qui les contient? Y a-t-il un couplage qui se produit entre ces oscillateurs placés à faible distance les uns des autres? Mais si l’on constituait une source primaire au moyen d’un dispositif d’optique réunissant les rayons émis par deux sources bien distinctes, ce synchronisme de phase subsisterait-il? Ou bien alors le phénomène estil indépendant de tout synchronisme de phase? Il n’est peut-être pas sans intérêt de rattacher l’étude de la lumière à celle de la source qui la produit. L’individualité du photon ne peut être considérée comme absolument indépendante de l’oscillateur qui le produit, ni du système duquel cet oscillateur fait éventuellement partie. Ainsi tous les oscillateurs compris dans un même système énergétique auraient entre eux un certain couplage qui pourrait réaliser le synchronisme, non seulement de fréquence mais de phase entre ces oscillateurs, de manière telle que l’individualité des photons soit affectée, marquée en quelque façon par cette communauté systématique d’origine. Remarquons enfin que la lumière provenant d’une étoile peut encore donner lieu à un phénomène d’interférence, comme si la source était réellement de très petit diamètre réel; il paraît pourtant impossible de considérer une étoile comme un unique oscillateur, même s’il se présente sous un diamètre apparent plus petit que toute grandeur assignable; l’extrême petitesse de ce diamètre apparent nec peut en principe changer le rapport de phase des différents photons arrivant sur l’interféromètre; il peut arriver sur cet interféromètre des photons en provenance de parties très éloignées l’une de l’autre (par rapport à la longueur d’onde) sur l’étoile qui est prise comme source. D’où provient alors le synchronisme? Sans doute de l’appareil où se produisent les interférences; mais il n’est pas lui-même une véritable source. Ou bien alors il faut supposer que chaque photon est coupé en deux quantités d’énergie qui seraient comme des semi-photons, et que chaque moitié du photon viendrait interférer avec l’autre moitié sur l’écran où se produit le phénomène; cette supposition ne paraît guère acceptable, à cause précisément du caractère individuel du photon. Il semble, pour toutes ces raisons, qu’on ne puisse accorder au photon l’individualité physique au même titre qu’à un corpuscule matériel; l’individualité du photon serait seulement proportionnelle à sa fréquence, à la quantité d’énergie hv qu’il transporte, sans que cette individualité puisse jamais être complète, car il faudrait alors que cette fréquence fût infinie, et aucun oscillateur ne peut produire une fréquence infinie. Un photon qui aurait une fréquence infinie pourrait être assimilé à un véritable grain de matière. Encore devons-nous remarquer qu’il existe peut-être un seuil au delà duquel on peut dire que la fréquence du photon correspond à une véritable individualité : celle pour laquelle l’énergie du photon est ou serait égale à celle d’une particule matérielle dont la transformation en énergie donnerait précisément la quantité d’énergie qui serait celle de ce photon de très haute fréquence. Ce photon serait alors fonctionnellement équivalent à une parcelle de matière. (Simondon 2005 [1958]:144-6)

SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.