Sódio e potássio em Simondon (2005 [1958])

On ne peut actuellement que se borner à des conjectures en ce domaine. Il est pourtant intéressant de constater que les propriétés de la matière vivante se manifestent comme le maintien, l’auto-entretien de certaines conditions topologiques bien plus que comme des conditions énergétiques ou structurales pures. Ainsi, une des propriétés qui se retrouvent à la base de toutes les fonctions, qu’il s’agisse de la conduction de l’influx nerveux, de la contraction musculaire, ou de l’assimilation, est le caractère polarisé, asymétrique, de la perméabilité cellulaire. La membrane vivante, anatomiquement différenciée ou seulement fonctionnelle lorsque aucune formation particulière ne matérialise la limite, se caractérise comme ce qui sépare une région d’intériorité d’une région d’extériorité: la membrane est polarisée, laissant passer tel corps dans le sens centripète ou centrifuge, s’opposant au passage de tel autre. Sans doute, on peut trouver le mécanisme de cette perméabilité à sens unique pour un type défini de substance chimique; ainsi, le mécanisme de la commande des muscles par l’intermédiaire de la plaque motrice a été expliqué par une libération d’acétylcholine, qui détruit momentanément le potentiel de la membrane polarisée; mais ce n’est que reculer le problème, car la membrane est vivante précisément en ce sens qu’elle se repolarise toujours, comme s’il y avait, selon l’expression de Gellhorn, une «pompe à sodium et à potassium» qui recrée la polarisation de la membrane après fonctionnement ; une membrane inerte serait très rapidement ramenée à l’état neutre par son fonctionnement à titre de membrane sélective; la membrane vivante conserve, au contraire, cette propriété; elle régénère cette asymétrie caractéristique de son existence et de son fonctionnement. On pourrait dire que la substance vivante qui est à l’intérieur de la membrane régénère la membrane, mais que c’est la membrane qui fait que le vivant est à chaque instant vivant, parce que cette membrane est sélective : c’est elle qui maintient le milieu d’intériorité comme milieu d’intériorité par rapport au milieu d’extériorité. On pourrait dire que le vivant vit à la limite de lui-même, sur sa limite; c’est par rapport à cette limite qu’il y a une direction vers le dedans et une direction vers le dehors, dans un organisme simple et unicellulaire. Dans un organisme pluricellulaire, l’existence du milieu intérieur complique la topologie, en ce sens qu’il y a plusieurs étages d’intériorité et d’extériorité; ainsi, une glande à sécrétion interne déverse dans le sang ou quelque autre liquide organique les produits de son activité: par rapport à cette glande, le milieu intérieur de l’organisme général est en fait un milieu d’extériorité. De même, la cavité de l’intestin est un milieu extérieur pour les cellules assimilatrices qui assurent l’absorption sélective au long du tractus intestinal. Selon la topologie de l’organisme vivant, l’intérieur de l’intestin est en fait extérieur à l’organisme, bien qu’il s’accomplisse dans cet espace un certain nombre de transformations conditionnées et contrôlées par les fonctions organiques; cet espace est de l’extériorité annexée; ainsi, si le contenu de l’estomac ou de l’intestin est nocif pour l’organisme, les mouvements coordonnés qui amènent l’expulsion arrivent à vider ces cavités, et rejettent dans l’espace complètement extérieur (extérieur indépendant) les substances nocives qui étaient dans l’espace extérieur annexé à l’intériorité. De même, la progression du bol alimentaire est régie par les différents degrés successifs d’élaboration bio-chimique de ce bol alimentaire, contrôlée par des intérocepteurs qui sont en fait des organes des sens qu’il vaudrait mieux nommer des médiocepteurs, car ils saisissent une information relative à l’espace extérieur annexé et non à la véritable intériorité. Nous trouvons ainsi divers niveaux d’intériorité dans un organisme; l’espace des cavités digestives est de l’extériorité par rapport au sang qui irrigue les parois intestinales; mais le sang est à son tour un milieu d’extériorité par rapport aux glandes à sécrétion interne qui déversent les produits de leur activité dans le sang. On peut donc dire que la structure d’un organisme complexe n’est pas seulement l’intégration et la différenciation; elle est aussi cette instauration d’une médiation transductive d’intériorités et d’extériorités allant d’une intériorité absolue à une extériorité absolue à travers différents niveaux médiateurs d’intériorité et d’extériorité relative ; on pourrait classer les organismes d’après le nombre de médiations d’ intériorité et d’extériorité qu’ils mettent en œuvre pour l’accomplissement de leurs fonctions. L’organisme le plus simple, que l’on peut nommer élémentaire, est celui qui ne possède pas de milieu intérieur médiat, mais seulement un intérieur et un extérieur absolus. Pour cet organisme, la polarité caractéristique de la vie est au niveau de la membrane; c’est à cet endroit que la vie existe de manière essentielle comme un aspect d’une topologie dynamique qui entretient elle-même la métastabilité par laquelle elle existe. La vie est auto-entretien d’une métastabilité, mais d’une métastabilité qui exige une condition topologique : structure et fonction sont liées, car la structure vitale la plus primitive et la plus profonde est topologique. Ce n’est que dans les organismes complexes que la structure d’intégration et de différenciation, avec apparition du système nerveux et de la distinction entre organes des sens, effecteurs et centres nerveux, apparaît; cette structure non topologique d’intégration et de différenciation apparaît comme moyen de médiation et d’organisation pour soutenir et étendre la première structure, qui reste non seulement sous-jacente mais fondamentale. On ne saisit donc pas la structure de l’organisme quand on part de l’unité organismique des ensembles complexes d’organismes évolués, car on risque d’attribuer un privilège à l’organisation de l’intégration et de la différenciation. On ne peut davantage rendre compte de la véritable structure du vivant en considérant les cellules qui composent un organisme complexe comme des unités architectoniques de cet organisme, selon une méthode atomiste. La vision totalitaire et la vision élémentaire sont également inadéquates; il faut partir de la fonction de base, appuyée sur la structure topologique première de l’intériorité et de l’extériorité, puis voir comment cette fonction est médiatisée par une chaîne d’intériorités et d’extériorités intermédiaires. Aux deux bouts de la chaîne, il y a encore l’intérieur absolu et l’extérieur absolu; les fonctions d’intégration et de différenciation sont dans la fonction d’asymétrie métastable entre intériorité et extériorité absolues. C’est pourquoi l’individuation vivante doit être pensée selon les schèmes topologiques. D’ailleurs, les structures topologiques sont celles au moyen desquelles les problèmes spatiaux de l’organisme en voie d’évolution peuvent être résolus: ainsi, le développement du néopallium dans les espèces supérieures se fait essentiellement par un plissement du cortex: c’est une solution topologique, non une solution euclidienne. On comprend alors pourquoi l’homunculus n’est qu’une représentation très approximative des aires de projection corticales: la projection convertit en fait un espace euclidien en espace topologique, si bien que le cortex ne peut pas être représenté adéquatement de façon euclidienne. À la rigueur, il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex, bien qu’il y ait, au sens géométrique du terme, projection pour de petites régions; il faudrait dire: conversion de l’espace euclidien en espace topologique. Les structures fonctionnelles de base sont topologiques; le schéma corporel convertit ces structures topologiques en structures euclidiennes à travers un système médiat de relations qui est la dimensionnalité propre du schéma corporel. (Simondon 2005 [1958]:222-4)

SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.