Ferro em Simondon (2005)

Simondon précise que la temporalité qui vient du rythme de relaxation que nous avons analysé permet de caractériser le “temps technique propre” et, d’autre part, que ce “temps de relaxation [ … ] peut devenir dominant par rapport à tous les autres aspects du temps historique, si bien qu’il peut synchroniser les autres rythmes de développement et paraître déterminer toute l’évolution historique, alors qu’il en synchronise et en entraîne seulement les phases” (p. 67). L’affirmation est forte, et il faut lire entièrement (p. 67-68), car elle est très éclairante, l’illustration de ce temps de relaxation qui est donnée par la manière dont c’est des ateliers artisanaux du XVIIIe siècle, ayant pour source d’énergie les chutes d’eau, le vent et les animaux, que sont sorties les machines thermodynamiques à rendement élevé au début du XIXe siècle, ainsi que les locomotives modernes. Sans doute, la remarque finale limite-t-elle de façon critique les affirmations exagérées de ceux qui soutiennent que la technique est la cause générale et radicale du cours de l’histoire, et la place pour d’autres causes possibles est-elle ainsi réservée. Mais, si toute l’évolution de l’histoire générale n’est pas dominée par les seules causes techniques, il n’en est pas moins souligné comment “chaque phase de relaxation est capable de synchroniser des aspects mineurs ou presque également importants” (p. 69). Un type de technique ne conditionne pas la vie humaine d’une époque par sa simple présence, il tend également, non seulement à faire oublier des techniques anciennes (obsolescence), mais aussi à attirer d’autres techniques de même nature que lui ou qui lui sont étrangères mais nécessaires (soit à son existence, soit pour équilibrer et compenser sa présence) [Nota de rodapé 52: Par exemple, “le développement de la thermodynamique est allé de pair avec celui des transports non seulement de charbon mais de voyageurs par chemin de fer“. Mais “le développement de l’électrotechnique est allé de pair avec le développement des transports automobiles; l’automobile, bien que thermodynamique en son principe, utilisé comme auxiliaire essentiel l’énergie électrique, en particulier pour l’allumage”. Mais également les développements d’énergies qui sont concurrentes peuvent “se synchroniser mutuellement”, comme celui de l’énergie photoélectrique, très décentralisable, et l’énergie nucléaire très centralisée (en 1958).]. Il y a en somme un effet de compatibilité et d’incompatibilité, d’attraction et de rejet, qui, tendant à donner une certaine cohérence technologique, constitue un facteur important de l’évolution technique. Autant de suggestions pour la recherche de relations de causalité entre réalités techniques qui ne relèvent pas de la filiation génétique directe, mais de relations qui s’apparentent à des effets de structure [Nota de rodapé 53: Ce qui n’est pas la même chose que la réunion, dans un même chapitre, d’objets et de méthodes techniques du seul fait qu’ils sont contemporains (“la technique au XVIe siècle” ou “la technique à l’époque industrielle”), comme dans certaines histoires des techniques.]. On voit comment le rythme de relaxation de l’évolution des techniques et son pouvoir de synchronisation d’autres aspects techniques ou écologiques peuvent conférer à toute invention particulière une amplification technique et sociale imprévue. (Jean-Yves Chateau, in: Simondon 2005:42-3)

En d’autres cas, c’est la fonction d’isolement qui l’emporte sur celle de transformation: le gantelet pour porter le faucon; les mitaines de cuir pour arracher les orties, les pinces pour prendre et maintenir le fer pendant qu’on le forge; si le fer était travaillé à froid, on pourrait, à la rigueur, le tenir d’une main et le forger de l’autre. (Simondon 2005:90)

Quels sont les domaines qui possèdent une valeur générative? Essentiellement ceux où la présence du monde structuré et texturé fait pression sur l’ensemble des conduites et les amène à se refermer en réseau cohérent autrement que pour la vie courante; le milieu technique est un milieu “artificiel” non pas quand il apparaît librement et arbitrairement, mais quand il invente la synthèse des exigences de l’activité de l’être vivant humain et des nécessités d’une nature définie. Tel est, particulièrement, l’art de la mine, impliquant recréation sous terre des conditions de vie et d’activité de l’opérateur humain; boiser, aérer, éclairer, épuiser les eaux, transporter les roches et le minerai, telles sont les opérations principales qui caractérisent l’aménagement du monde de la mine; chacune de ces opérations a été un principe d’inventions qui se sont répandues en dehors de la mine; la mine est le plus ancien des réseaux techniques; cette nature de réseau [106] a été particulièrement marquée dans la résolution des problèmes de pompage des eaux et dans celle des problèmes de transports; le pompage a conduit à la découverte de la “pompe à feu”, ancêtre de la machine à vapeur; le transport a amené le wagonnet et la brouette roulant sur deux lignes de solives ou sur une ligne de planches (nommées menèches), puis les voitures roulant sur des chemins de bois et munies de roues à rebords: c’est l’origine du chemin de fer à tramway et à railway. Les plaques tournantes elles-mêmes existaient déjà au XVIIIe siècle sur les chemins de bois des mines. (Simondon 2005:105-6)

Le principe de la voie porteuse et directrice ne s’applique pas seulement aux wagonnets et aux brouettes: l’ouvrage d’Agricola [fig. 6] montre une voiture tirée par un cheval et roulant sur deux lignes de solives. Jars, dans les Voyages métallurgiques de 1774, montre une voiture à cheval munie de roues à boudin pour suivre les solives, et équipée d’un frein à levier agissant par frottement sur les roues arrière [fig. 7]. Morand montre une voiture à cheval roulant également sur des solives et munie d’un frein; la voie allant du puits au magasin est en pente légère, ce qui fait que tout le travail moteur provient du treuil du puits; le cheval suit seulement la voiture chargée, et la ramène vide au puits [fig. 8]. On voit se dessiner ici le début d’une automatisation, grâce à la concentration de l’effort moteur sur le puits et sa machinerie de levage; le perfectionnement des voies consiste à automatiser le guidage et à rendre aussi faible que possible la résistance au roulement; dans ces conditions, une pente légère et uniforme peut être une source d’énergie suffisante; cette source d’énergie est proportionnelle à la charge du véhicule; elle existe pour chacun des véhicules, si bien qu’il est possible de constituer un train composé d’un nombre quelconque de voitures chargées. Le principe du train de voitures attelées bout à bout se dégage de ces conditions d’exploitation, comme celui du chemin de fer remplaçant le chemin de bois. (Simondon 2005:108)

Pour le transport dans les mines, le facteur essentiel de progrès a été le dédoublement en transport vertical et transport horizontal: ce dédoublement est asymétrique, car le transport vertical concentre sur lui l’essentiel du travail, et il devient un centre entre deux catégories de transports hori[109]zontaux, dans la mine et entre le puits et le magasin. Le lieu et l’instrument du transport vertical, le puits, devient un central par rapport aux termes extrêmes de l’extraction (abattage) et de la livraison au magasin. Ce central se spécialise dans la fonction de puissance, ce qui, d’une part, permet au transport horizontal de se perfectionner, et, d’autre part, fait du puits le lieu de concentration des communications entre le haut et le bas, l’extérieur et l’intérieur. Le puits tend à devenir un central pour plusieurs réseaux, qui spécialisent leurs voies, comme le réseau de transport a spécialisé les siennes jusqu’à la production des caractéristiques de base du chemin de fer et du train. (Simondon 2005:108-9)

Même sans parler de sécurité – ce qui est pourtant l’une des conditions intrinsèques de base de l’organisation d’un milieu artificiel -, le développement d’un réseau conduit à la pluralité des centraux et à leur interconnexion. La centralisation est une condition nécessaire de développement: dans le [115] domaine minier, elle remplace par le puits bien équipé une pluralité de sapes et fouilles de faible profondeur et malaisées à exploiter; dans celui de la métallurgie, elle fait apparaître les batteries de hauts-fourneaux, de récupérateurs… qui demandent d’importantes installations annexes (systèmes de chargement, chemins de fer pour les transports) amenant même l’implantation de centrales produisant de l’énergie électrique, des cokeries, etc. Le haut-fourneau est un point central médian de part et d’autre duquel se déploient des installations préparant ce qui va entrer dans le haut-fourneau (coke, air sous pression, minerai préparé) et traitant ce qui en sort: métal, mais aussi scories (production d’engrais, et d’une pluralité d’autres produits). Plus une activité centrale (l’opération du haut-fourneau) est puissante, plus s’allongent les chaînes ordonnées, convergeant vers l’opération centrale et divergeant à partir d’elle. (Simondon 2005:114-5)

Déjà s’amorce, à travers la seconde étape, une évolution qui se dégage dans la troisième: le retour aux lignes du monde naturel. Les chemins de fer n’ont pu se développer que par la constitution de voies ayant une faible pente; aussi, on voit les chemins de fer abandonner les anciens tracés directs des routes pour suivre les vallées, et éviter le plus possible les régions de montagne, coûteuses en ouvrages d’art (ponts et tun[133]nels ou tranchées) qui permettent de maintenir artificiellement la pente au-dessous du pourcentage critique. Pour les autres moyens de transport, cette évolution n’est pas encore complètement constituée, mais c’est bien en tenant compte des forces de la nature que les nouveaux modes de locomotion se développent: ce qu’est la voie horizontale pour un train (déplacement avec une énergie réduite aux frottements et aux accélérations), la révolution orbitale l’est pour un satellite, ou plutôt pour un vaisseau spatial en régime de satellite; cet état est pour lui un état stationnaire, qu’il peut faire durer sans consommer d’énergie. Aussi, un des aspects essentiels de l’usage des vaisseaux spatiaux est-il la dichotomie des phases de changement d’altitude à l’intérieur d’un champ de pesanteur et des phases de vol orbital; seules les premières consomment de l’énergie et sont critiques; les phases de vol orbital au contraire peuvent être comparées à l’état d’un navire qui se laisse porter par un courant, et qui est donc en état d’équilibre énergétique par rapport à son entourage. Au cours d’un voyage Terre-Lune, comme celui qui a marqué la fin de l’année 1968, les phases impliquant un travail (changement de surfaces équipotentielles dans l’un des champs de pesanteur) sont nettement distinctes de la situation orbitale autour de la Terre et autour de la Lune. L’accord avec la nature réside ici dans le régime du déplacement par rapport aux champs de pesanteur. Mutatis mutandis, le vaisseau spatial est comme le navire ancien qui utilise les courants, employant les rames ou la voile seulement pour aller, quand il est nécessaire, à contre courant, ou pour ralentir sa marche dans un courant, au moment de toucher terre: des rétrofusées ont été prévues pour un alunissage, en raison de l’absence d’atmosphère lunaire, supprimant le freinage par frottement et l’usage d’un parachute. Si un vaisseau spatial peut aller aussi loin et revenir en si peu de temps, c’est parce qu’il n’utilise ses réserves d’énergie qu’au moment critique, et met à profit, le reste du temps, une situation à travail nul (vol orbital), correspondant énergétiquement à un état stationnaire. De la Terre à la Lune, le travail à fournir n’est pas extrêmement considérable, en raison de l’absence de frottement et de la décroissance progressive de la force due à l’attraction (en raison inverse du carré des distances). Le vaisseau spatial contemporain se meut en accord avec les champs d’attention, comme le navire ancien se déplaçait en tenant compte des courants marins et des vents; l’autonomie brève des phases critiques s’articule harmonieusement avec l’hétéronomie volontairement utilisée des phases orbitales, qui sont “en accord avec la nature”. (Simondon 2005:132-3)

Dans les machines précédentes, l’inducteur ou l’induit sont en mouvement. Au contraire, avec l’alternateur à inducteur de J.A. Kingdon, l’inducteur et l’induit deviennent tous deux fixes; ils sont construits sur le même stator, par alternance des bobinages de l’électro-aimant et de ceux de l’induit. La fonction de variation de l’induction (couplage magnétique variable entre une bobine de l’inducteur et une bobine de l’induit) est remplie par une troisième structure technique, à savoir des masses de fer doux (marquées B sur la figure 80), solidaires de la périphérie du rotor. Cet appel à une structure indépendante peut être comparé en une certaine mesure à l’emploi primitif des aimants; c’est l’inducteur qui suscite au passage [145] l’aimantation de ces masses, produisant des couplages temporaires entre inducteur et induit fixes; le rotor, grâce à cette dichotomie, joue seulement un rôle de couplage magnétique; il ne comporte pas de tensions électriques et ne nécessite pas d’isolements; les fonctions électriques – donc les isolements – sont concentrées sur le stator, qui est ainsi spécialisé. (Simondon 2005:144-5)

Dans les premiers alternateurs, le mouvement relatif de l’inducteur par rapport à l’induit jouait bien ce rôle de couplage variable; mais il ne le jouait pas à l’état pur, car il entraînait en même temps l’une de ces deux structures par rapport au bâti; dans les alternateurs de Kingdon et de Fynn, la fonction de couplage du mouvement s’exerce à l’état pur, grâce à cette troisième structure indépendante que forment les masses de fer ou d’acier doux du rotor. (Simondon 2005:145)

Pour de petites puissances, le moteur à cliquet de Gaiffe [fig. 94] représente une solution acceptable, qui a subsisté jusqu’à nos jours comme moteur de jouets. Bourbouze arrive à résoudre partiellement le problème de l’entrefer [fig. 92] en employant des noyaux plongeurs fonctionnant comme des pistons; la moitié inférieure du cylindre autour duquel sont bobinés les électro-aimants est occupée par un noyau en fer doux. Un excentrique actionne le distributeur. Dans toutes ces machines, l’inconvénient principal est celui de l’entrefer: il faut interrompre le courant précisément au moment où l’entrefer devient minimum, ce qui amène un assez faible rendement et un grand encombrement. (Simondon 2005:147)

Mixte du point de vue de l’utilisation, le moteur à induction constitue bien une invention véritable, car la relation entre rotor et stator comme primaire et secondaire d’un transformateur n’existe ni dans l’alternateur ni dans la machine de Gramme; le moteur à induction, si l’on considère seulement son schème de base, n’est pas une synthèse de la machine de Gramme et de l’alternateur, mais plutôt du schème général des moteurs électriques (des deux types) et du transformateur statique. Il est en quelque manière un transformateur dont le secondaire, en court-circuit, est rendu mécaniquement indépendant du primaire, alors qu’il reste magnétiquement couplé. Le rotor est ainsi alimenté en énergie électrique par le stator, grâce au couplage inductif. Cette apparition de bobinages secondaires dans le rotor constitue une troisième réalité comparable, en tant que contenu d’invention, aux masses de fer doux de l’alternateur à inducteur de Kingdon et de Fynn [fig. 80 et 81]. Les masses de fer doux des alternateurs de Kingdon et de Fynn ne prennent leur propriété fonctionnelle qu’au moment où l’alternateur est excité; de même, le stator du moteur à induction n’est le siège d’un courant dans ses spires en court-circuit que lorsque le stator est mis sous tension. La propriété du “tertium quid“, jouant un rôle de médiation, de couplage, n’apparaît qu’au moment du fonctionnement. (Simondon 2005:151)

Ensuite, l’exposé passe à l’étude des sous-ensembles ou composants, dont les exemples sont pris en électrotechnique: transformateurs, génératrices, moteurs. Ici, l’invention fondamentale vient de la position du tertium quid: masses de fer doux de l’alternateur de Kingdon, spires en court-circuit dans le rotor du moteur à induction, dit asynchrone, qui marque un recours au transformateur, puisqu’il s’agit là d’un véritable secondaire à usage interne. (Simondon 2005:163)

Nul n’ignore les difficultés d’un bon emmanchement des outils; assez souvent, les manches se rompent, et, sauf lorsqu’il existe un défaut du bois ou une contrainte locale imprévue, la rupture causée par un effort excessif au cours du travail a lieu près du point où s’effectue le raccord entre fer et manche. Mais pourquoi les outils ne sont-ils pas coulés ou forgés d’une seule pièce, sans cette discontinuité entre l’outil et le manche? Cette dualité pouvait jadis s’expliquer par la pénurie de métal et par la volonté d’alléger l’outil; la fabrication d’un manche tubulaire aurait posé de grands problèmes de réalisation, en l’absence de procédés précis de forage et de procédés efficaces de soudure longitudinale. De nos jours, et [171] depuis plus d’un siècle, ce serait possible. Mais alors l’outil rompu au point critique devrait être reforgé, brasé, soudé, opérations longues et délicates, alors qu’un changement de manche se fait en dix minutes sur le chantier. L’emmanchement est, en une certaine mesure, un système de sécurité pour l’outil: il permet la rupture du manche avant celle de l’outil, sur les outils de travail dont la rupture ne met pas l’utilisateur en danger (pioches, pics … ). Par contre, cette possibilité de rupture prévue au point critique n’existe plus nécessairement sur les outils conçus pour le maximum d’allégement et de fonctionnalité de toutes leurs formes (piolet); ils sont conçus comme un tout non dissociable. (Simondon 2005:170-1)

En dehors de la fonction de sécurité, qui intéresse la résistance du manche dans toutes ses fibres à la fois, intervient dans l’emmanchement un aspect plus microphysique, celui du type de raccord entre fer et manche en fonction des caractéristiques de l’outil (poids, travail par poussée ou par percussion et effet de levier, comme dans l’outil dit pic-pioche de terrassier), et aussi des caractéristiques du bois du manche. Un bois tendre et à fibres peu liées entre elles, comme celui de la plupart des arbres feuillus des régions septentrionales, ou des conifères de ces régions, demande un raccordement enveloppant et allongé, qui protège contre la dissociation des fibres et amoindrit aussi les risques de rupture, en une certaine mesure: tel est l’emmanchement de la pelle, et aussi celui des “balais de bouleau”, dans lesquels la douille est simplement constituée par le rassemblement des branchettes constituant la partie active du balai autour du manche, avec des liens de serrage qui jouent partiellement le rôle de frette. Cet emmanchement, pour primitif qu’il soit, est rationnel. De manière générale, l’emmanchement à douille convient bien pour les efforts exercés selon le sens de l’axe du manche, en poussant l’outil: c’est celui d’une pelle, d’une bêche, d’une fourche au moment où on les enfonce dans leur charge; par contre, la douille dans son rapport avec le manche travaille d’une manière moins rationnelle quand on soulève la charge; enfin, la douille est irrationnelle quand il s’agit d’outils à tirer ou d’outils à percussion sournis à une force centrifuge notable. L’emmanchement à douille, en ce cas, est corrigé tant bien que mal par l’emploi de pointes ou de vis rattachant la douille au manche. (Simondon 2005:171)

Globalement et en général, il existe une rationalité (ou technicité vraie) des rapports entre manche et outil, car il s’agit d’une résolution de problème de fonctionnement optimal; l’outil, dans son auto-corrélation, se comporte comme une machine passive; de plus, le choix de telle ou telle solution peut être influencé par l’état des techniques et la disponibilité des matériaux: une métallurgie peu développée, se limitant au [173] forgeage du fer pâteux, produit plus volontiers des outils à soie; mais elle ne peut les généraliser que si le pays produit des bois durs et noueux, ou s’il est possible de faire appel à des matières animales compactes comme le bois de renne. Une métallurgie plus développée peut produire des douilles et même des collets; mais il faut que la contrée produise, en ce qui concerne le collet, des bois de feuillus à longues fibres droites. Un déterminisme venant de l’état des techniques et de la disponibilité des matières premières interfère donc avec la rationalité de la résolution du problème (technicité intrinsèque) dans le choix rationnel des formes de composants d’outils, qui est le degré le plus élémentaire (historiquement et logiquement) des machines passives. (Simondon 2005:172-3)

Les ouvrages métalliques en profilés, reprenant les formes et les principes des charpentes en bois avec des caractéristiques meilleures et des éléments plus faciles à assembler, réalisent déjà, malgré l’apparente homogénéité de forme (poutres, arches), la dualité fonctionnelle et la synergie des deux fonctions essentielles. Les ponts, construits en fonte, ne diffèrent pas essentiellement des ponts de pierre; par contre, les ponts de fer et ensuite les ponts en acier réalisent cette dualité et cette synergie de fonctions. Mais de tous les ouvrages employant le principe de la voûte, ce sont les ponts suspendus qui développent le plus complètement les possibilités géométriques et mécaniques de la voûte en arc surbaissé. Les plus grands ponts contemporains sont construits d’après ce principe, qui s’applique aussi à la suspension à hauteur constante des barres conductrices au-dessus des voies de chemin de fer électriques (suspension caténaire). Si l’on ajoute à cet usage celui du béton précontraint dans les constructions courantes, on trouve les deux principaux aspects de la synergie fonctionnelle actuellement réalisée en matière de construction considérée comme exemple de machine passive. (Simondon 2005:180)

Ce n’est guère qu’avec le travail des mines que la lampe à huile se modifie par concrétisation du bec de combustion et de l’orifice de remplissage [fig. 137]; le bec, très court, est porté par une plaque ovale formant bouchon qu’une vis papillon permet d’enlever ou de remettre à volonté. Une telle lampe peut être transportée aisément sans que l’huile se répande; elle est faite de deux coques de fer assemblées par brasure, et peut, soit être posée, soit être suspendue, soit être tenue à la main. Le caractère amovible du bec est un perfectionnement important pour le réglage et le remplacement de la mèche, car ces lampes ne sont pourvues d’aucun dispositif permettant de faire monter ou descendre la mèche; un trait de scie pratiqué dans le tube métallique contenant la mèche permet d’agir sur la mèche avec une lame de couteau. (Simondon 2005:200)

Les outils et les armes ont ceci de commun qu’ils permettent de ne pas agir “à main nue”; ils éloignent de l’objet, homme ou chose, et permettent en une certaine mesure d’agir sur lui tout en se protégeant; ils sont des intermédiaires; sans glaive ou lance, le bouclier ne pourrait trouver place pour s’insérer entre les combattants; sans les pinces et le marteau à long manche, le forgeron ne pourrait ni tenir le fer ni le forger; en outre, ces intermédiaires opèrent des transformations; le glaive est plus meurtrier que le bras qui le porte parce qu’il concentre toute l’énergie du coup sur une très faible surface, et accumule de l’énergie cinétique. La pince, par effet de levier, serre plus fortement le métal que la main ne pourrait le faire, même à travers un gant d’amiante; le marteau de forge applique à une faible surface toute l’énergie des muscles du tronc et des deux bras; avec interposition d’un tranchet, cette accumulation d’énergie permet de couper une barre portée au rouge, au besoin au moyen de plusieurs coups successifs pourvu que le tranchet reste en place. Par le manche, l’outil – ou l’arme – s’adapte au corps humain en action; par le fer, c’est à l’objet que cet intermédiaire s’adapte, avec un effet de sommation, d’accumulation d’énergie qui porte en un seul point et en un seul instant toute l’efficacité d’un geste progressif ou d’une succession de gestes, toute l’énergie progressivement développée. Ce que l’on tient en main est un adaptateur d’impédances et aussi un adaptateur de durées. (Simondon 2005:233)

Une telle concentration, même lorsqu’elle s’effectue à l’époque pré-industrielle, joue un rôle d’amorçage de l’époque industrielle, car les conditions opératoires y sont les mêmes, et les inventions qui s’y élaborent sont transposables; l’époque industrielle, au lieu de conserver dans un lieu clos (la mine, un chantier) les dédoublements fonctionnels et les progrès, les publie, les fait paraître au-dehors, leur donne une dimension qui est à l’échelle d’un pays ou d’un continent, parfois d’un réseau intercontinental; les chemins de fer et les trains à locomotives, au début du XIXe siècle, existaient dans les mines; leurs voies étaient courtes, car ils servaient seulement à transporter les matières extraites jusqu’au lieu de l’embarquement; ils étaient peu rapides, pour des raisons techniques, mais aussi parce que, sur 10 ou 20 kilomètres, le gain apporté par la vitesse est faible; ce qui compte avant tout, c’est le tonnage transporté et la régularité du fonctionnement. Pour des voyageurs, la vitesse est au contraire un élément important, lorsque la distance franchie dépasse une centaine de kilomètres. L’époque réellement industrielle intervient par la capacité de production régulière qu’elle apporte (par exemple la fabrication des rails, l’imprégnation des traverses) et par l’adaptation aux grandes distances, au milieu géographique, et aux exigences du public. Pour un train de mine la traction pouvait être réalisée par des treuils ou par des locomotives à vitesse de pointe réduite et à faible rendement; pour un train de voyageurs, le système de Marc Seguin, du fait [246] de l’augmentation de rendement, de puissance, de rapidité, de mise sous pression qu’il réalise grâce au principe de la chaudière aquatubulaire a été déterminant: il a permis d’atteindre des vitesses dépassant celles des chevaux et a donné à la locomotive une autonomie considérable; plus tard, le freinage par air comprimé (Westinghouse) a réalisé un second progrès notable pour les trains rapides franchissant de longues étapes (surtout aux États-Unis); ces progrès annoncent déjà une étape post-industrielle où la concentration a lieu dans la machine elle-même et fait appel (dans le cas du frein Westinghouse) à des systèmes à information: la dépression produisant le freinage tout au long du train, en utilisant pour chaque voiture l’énergie emmagasinée dans le réservoir de chacune des voitures, est une commande à moyenne distance par un dispositif de relais. (Simondon 2005:245-6)

La principale caractéristique des réseaux des machines à information est qu’ils sont, partiellement au moins, irréver[266]sibles, tandis que les réseaux industriels sont réversibles; un chemin de fer peut être parcouru dans les deux sens (ce qui permet l’installation des lignes à voie unique). Une ligne de transport d’énergie électrique peut également être parcourue dans les deux sens: les lignes à haute tension d’interconnexion sont précisément employées pour égaliser la production et la consommation dans les diverses régions au moyen de compensations; il suffit qu’une nuée sombre passé au-dessus d’une agglomération importante pour que la consommation soit, d’une minute à l’autre, nettement supérieure à la normale, lorsque le phénomène se produit de jour, c’est-à-dire pendant les heures où les usines consomment le plus d’énergie; le réseau des lignes d’interconnexion intervient aussi pour compenser les fluctuations de la production; à la fonte des neiges, les usines hydroélectriques de telle ou telle région peuvent donner leur maximum de puissance. Les bennes ou cages guidées dans un puits de mine peuvent alternativement monter et descendre dans les mêmes guides. Certes, cet usage réversible des réseaux industriels implique un minimum d’information transmise (téléphone et signaux pour la circulation des trains “montants” et “descendants” sur une ligne à voie unique, synchronisation du réseau électrique, messages transmis par courants de haute fréquence sur les lignes à haute tension), mais l’information ne joue, dans ces conditions, qu’un rôle d’auxiliaire. La réversibilité, pour les réseaux industriels, joue un rôle essentiel d’équilibre, et d’équilibre actuel, dans le sens de la synchronie; c’est une des préoccupations de tous les réseaux de transports d’assurer une bonne rotation du matériel, c’est-à-dire de ne pas risquer un retour à vide après un aller chargé de fret. Dans quelques cas particuliers (téléphérique de Lyon), la préoccupation d’équilibre indifférent et la nécessité de réversibilité ont été harmonieusement conciliées; les voitures sont tractées par câble au moyen d’un treuil et d’une machine motrice à la station supérieure; les poids morts des deux voitures, l’une montante, l’autre descendante, s’équilibrent. La précision du fonctionnement du treuil est suffisante pour que les voitures s’arrêtent bien en face des quais, à la station intermédiaire. (Simondon 2005:265-6)

Dans les comportements humains, nous saisissons des chaînes de transformation et de conservation; le travail du silex ou de l’obsidienne demande la collecte des matériaux, puis l’organisation d’un chantier où les postes de travail sont distincts. Pour l’outil ou l’arme de métal, la mine, puis la métallurgie précèdent la fusion et le travail du métal avant l’apparition, par moulage ou forgeage, de la forme définitive de l’objet. Les outils ou les armes de fer ou d’acier doivent être affûtés et graissés avant ou après usage pour leur conservation. (Simondon 2005:311)

L’obstacle à l’invention s’est assez manifesté devant l’extension du chemin de fer en France pour que l’on comprenne que l’invention ne peut s’étendre et se développer que dans un [313] milieu lui offrant une dissimulation initiale, et évitant l’effet de la résistance au changement; l’industrie du XIXe siècle a été un Milieu assez perméable pour les inventions, auxquelles elle a évité, avant la construction du prototype, l’impossible épreuve de la critique collective; l’architecture est un lieu de forte résistance à la nouveauté (technique ou morphologique), parce qu’elle existe sur plans avant de devenir réalité. L’invention dans les ouvrages écrits suit à peu près les mêmes lois; conférences préalables puis édition, éventuellement avec patronage, dans une collection. (Simondon 2005:312-3)

Les inventions techniques qui ont réussi plus facilement sont celles qui ont trouvé un milieu favorable, par exemple la mine au XVIIIe et au XIXe siècle. La voie ferrée a été découverte avant le train que nous connaissons parce que, autour du puits, il fallait transporter le produit de la mine et des sous-produits, généralement sous forme de pierres, ce qui faisait une aire restreinte à haute densité de circulation. Tout encombrement de l’orifice du puits se traduisait par une baisse de rendement, à cause du goulot d’étranglement que constituait l’afflux de matériaux arrivant sur quelques mètres carrés; le transport à bras avait un débit trop faible; l’aménagement de chaussées pour charrettes convenait mal à cause de la grande humidité (le charbon, le minerai remontent souvent ruisselants d’eau). Par contre, les voies pour brouettes étaient faites de larges planches portant en creux, au centre, un chemin de roulement qui guidait la roue. De telles voies, même sur un sol détrempé et inégal, assurent un roulement régulier, pour la brouette, et un chemin sec et plat pour les berwettresses qui les poussaient; la ligne de solives sur laquelle roulait un wagonnet était également employée. Plus tard, la roue à boudins adaptée à un fardier tiré par son cheval constitue le railway, quand les solives de roulement sont en saillie, et le tramway quand les solives sont au ras du sol, le boudin de la roue passant dans un creux. Dans les deux cas, l’écartement convenable des solives est maintenu par des traverses, et l’augmentation des charges amène à recouvrir d’un fer cornier ou à construire entièrement en fer ces voies, qui deviennent alors des voies ferrées. (Simondon 2005:313)

La dichotomie précédente correspond à un classement ayant valeur d’invention nouvelle et résolvant un problème: quand on augmente la puissance d’un alternateur, on le rend fragile, car on augmente les vibrations de pièces soumises à une tension élevée; il est donc très important d’éliminer les pièces électriques en rotation; la dernière version est essentiellement une jante métallique portant des coupleurs magnétiques en fer ouvrant et fermant des circuits entre des pièces fixes comportant des éléments du circuit électrique de débit extérieur. Tout ce qui est électrique est fixe; seuls les éléments magnétiques peuvent être mobiles; or, ces derniers éléments sont moins fragiles que les éléments électriques: ils ne comportent pas d’isolement. (Simondon 2005:319)

SIMONDON, Gilbert. 2005. L’Invention dans les techniques. Paris: Éditions du Seuil.