Enxofre em Simondon (2005 [1958])

Nous allons nous efforcer de montrer la validité de la notion d’énergie potentielle structurale en l’employant comme instrument pour étudier des cas où la notion d’individuation physique est d’un usage très délicat, et qui constituent pourtant un exemple liminaire très remarquable: les formes allotropiques cristallines d’une même substance. Il sera en effet possible de saisir dans un cas semblable l’individuation au niveau le plus primitif, mais aussi le plus exempt de toute inférence logique inessentielle. S’il est possible de déterminer des caractères de l’individuation à ce niveau, ces caractères seront antérieurs à toute idée de substance (puisqu’il s’agit du même corps), de qualité, et de quiddité. Or, si nous prenons par exemple une étude de la cristallisation du soufre, nous voyons qu’il peut exister à l’état solide, sous plusieurs formes allotropiques dont les deux principales sont : le soufre cristallisé dans le système orthorhombique (soufre octaédrique), et le soufre cristallisé dans le système monoclinique (soufre prismatique). À la température ordinaire, le soufre octaédrique est dans un état stable ; on rencontre dans certains terrains tertiaires des cristaux octaédriques de soufre naturel ; ceux que nous préparons restent limpides de façon indéfinie. Au contraire, la forme prismatique est métastable par rapport à la forme octaédrique ; un cristal de cette forme, limpide quand il a été récemment préparé, devient opaque quand on l’abandonne à lui-même; le cristal garde sa forme extérieure, mais un examen microscopique révèle qu’il s’est fragmenté en une mosaïque de cristaux octaédriques juxtaposés [On doit noter que la formation de nouveaux cristaux à l’intérieur du cristal prismatique se fait à une échelle plus petite que celle du cristal prismatique, jouant le rôle de milieu primitif, de système encadrant, recélant en son état structural les conditions formelles du devenir. La forme est ici structure macrophysique du système en tant qu’elle conditionne énergétiquement les transformations ultérieures.], d’où résulte l’opacité observée. On nomme surfusion cristalline l’état métastable du soufre prismatique. Cette relation entre les états cristallins prismatique et octaédrique existe pour les températures inférieures à 95,4°, mais se renverse à partir de 95,4° jusqu’à 115°, température de fusion. En effet, dans ce dernier intervalle, c’est le soufre prismatique qui est en équilibre stable, et le soufre octaédrique en équilibre métastable. Sous la pression atmosphérique, 95,4° est la température d’équilibre entre ces deux variétés cristallines. (Simondon 2005 [1958]:75-6)

On peut dès lors se demander en quoi consiste l’individualité de chacune de ces deux formes. À quoi tient la stabilité de ces formes, qui fait qu’elles peuvent exister l’une et l’autre à une température déterminée? Lorsque l’une ou l’autre de ces deux formes se trouve en état de métastabilité, elle a besoin, pour se transformer en l’autre forme stable, d’un germe, c’est-à-dire d’un point de départ pour la cristallisation sous la forme stable. Tout se passe comme si l’équilibre métastable ne pouvait être rompu que par l’apport local d’une singularité contenue dans un germe cristallin et capable de rompre cet équilibre métastable ; une fois amorcée, la transformation se propage, car l’action qui s’est exercée au début entre le germe cristallin et le corps métastable s’exerce ensuite de proche en proche entre les parties déjà transformées et les parties non encore transformées [Cette propagation de proche en proche constitue le mode le plus primitif et le plus fondamental de l’amplification, la transduction amplifiante, qui emprunte son énergie au milieu où a lieu la propagation.]. Les physiciens emploient d’ordinaire un mot emprunté au vocabulaire biologique pour désigner l’action d’apporter un germe: ils disent qu’on ensemence la substance au moyen d’un germe cristallin. Une expérience particulièrement démonstrative consiste à mettre dans un tube en U du soufre surfondu, puis à ensemencer chacune des branches du tube en U au moyen d’un germe cristallin qui est, d’un côté, octaédrique, et de l’autre, prismatique ; le soufre contenu dans chaque branche du tube se cristallise alors selon le système cristallin déterminé par le germe déposé; dans la partie médiane du tube les deux formes allotropiques du soufre cristallisé sont donc en contact parfait. Deux cas sont alors possibles selon la température: si la température est inférieure à 95,4°, le soufre reste transparent dans la branche contenant la variété octaédrique, alors qu’il devient opaque dans la branche contenant la variété prismatique. L’opacité commence à se manifester au contact de ces deux variétés allotropiques et elle se propage de proche en proche jusqu’à envahir toute la branche contenant le soufre prismatique. Si la température est, au contraire, maintenue entre 95,4° et 115°, le sens de la transformation est inversé: la branche contenant le soufre prismatique reste transparente, et la branche contenant le soufre octaédrique devient opaque, à partir de la ligne de contact entre les deux variétés cristallines. Enfin, à la température de 95,4°, la vitesse de propagation de ces transformations est nulle. Il existe donc une température d’équilibre entre ces deux variétés cristallines. Cette expérience consiste à créer en quelque manière une compétition entre deux systèmes de cristallisation pour une quantité finie de substance. Pour toute température autre que la température d’équilibre (et inférieure à la température de fusion du soufre octaédrique), une des formes occupe toute la substance cristallisable, et l’autre disparaît entièrement [La température imposée fait partie des conditions formelles de chaque sous-ensemble du système, définissant en chacun la présence ou l’absence, et le degré, d’une énergie potentielle.]. (Simondon 2005 [1958]:76-7)

L’habitude qui nous porte à penser selon les genres communs, les différences spécifiques, et les caractères propres, est si forte que nous ne pouvons pas éviter d’user de termes qui impliquent une classification naturelle implicite; cette réserve faite, si l’on consent à enlever au mot de propriété le sens qu’il prend dans un classement naturel, nous dirons que, selon l’analyse précédente, les propriétés d’un individu cristallin expriment et actualisent en la prolongeant la polarité ou le faisceau de polarités qui ont présidé à sa genèse. Un cristal, matière structurée, peut devenir être structurant; il est à la fois conséquence et cause de cette polarisation de la matière sans laquelle il n’existerait pas. Sa structure est une structure reçue, car il a fallu un germe; mais le germe n’est pas substantiellement distinct du cristal; il reste inclus dans le cristal, qui devient comme un germe plus vaste. Ici, le soma est coextensible au germen, et le germen au soma. Le germen devient soma; sa fonction est coextensive à la limite du cristal qui se développe. Ce pouvoir de structurer un milieu amorphe est en quelque manière une propriété de la limite du cristal [La relation entre le germe et la substance amorphe est un processus d’information du système. ] ; elle exige la dyssymétrie entre l’état intérieur du cristal et l’état de son milieu. Les propriétés génétiques d’un cristal se manifestent éminemment à sa surface; ce sont des propriétés de limite. On ne peut donc, si l’on veut être rigoureux, les nommer des « propriétés du cristal» ; elles sont plutôt des modalités de la relation entre le cristal et le corps amorphe. C’est parce que le cristal est perpétuellement inachevé, en état de genèse maintenue en suspens, qu’il possède ce qu’on nomme singulièrement des « propriétés» ; ces propriétés sont en fait le permanent déséquilibre qui se manifeste par des relations avec les champs polarisés ou par la création, à la limite du cristal et autour de lui, d’un champ ayant une polarité déterminée par la structure du cristal. En généralisant les lois de Curie, on trouverait qu’une substance purement amorphe ne créerait pas de champs polarisés, si elle n’était rendue anisotrope par des conditions particulières polarisantes, comme une compression selon une direction déterminée, ou un champ magnétique [La saturation d’une solution crée peut-être, au niveau microphysique, une polarité rendant la substance amorphe sensible à l’action du germe cristallin. La sursaturation est en effet une contrainte physico-chimique, créant une métastabilité.]. Une singularité est polarisée. Les véritables propriétés de l’individu sont au niveau de sa genèse, et, pour cette raison même, au niveau de sa relation avec les autres êtres, car, si l’individu est l’être toujours capable de continuer sa genèse, c’est dans sa relation aux autres êtres que réside ce dynamisme génétique. L’opération ontogénétique d’individuation du cristal s’accomplit à sa surface. Les couches intérieures représentent une activité passée, mais ce sont les couches superficielles qui sont dépositaires de ce pouvoir de faire croître, en tant qu’elles sont en relation avec une substance structurable. C’est la limite de l’individu qui est au présent; c’est elle qui manifeste son dynamisme, et qui fait exister cette relation entre structure et situation hylémorphique. Un être totalement symétrique en lui-même, et symétrique par rapport aux êtres qui le limiteraient, serait neutre et sans propriétés. Les propriétés ne sont pas substantielles mais relationnelles; elles n’existent que par l’interruption d’un devenir. La temporalité, en tant qu’elle exprime ou constitue le modèle le plus parfait de l’asymétrie (le présent n’est pas symétrique du passé, parce que le sens de parcours est irréversible) se trouve nécessaire à l’existence de l’individu. Peut-être d’ailleurs y a-t-il réversibilité parfaite entre individuation et temporalité, le temps étant toujours le temps d’une relation, qui ne peut exister qu’à la limite d’un individu. Selon cette doctrine on pourrait dire que le temps est relation, et qu’il n’y a de véritable relation qu’asymétrique. Le temps physique existe comme relation entre un terme amorphe et un terme structuré, le premier étant porteur d’énergie potentielle, et le second, d’une structure asymétrique. Il résulte également de cette manière de voir que toute structure est à la fois structurante et structurée; on peut la saisir sous son double aspect lorsqu’elle se manifeste dans le présent de la relation, entre un état potentialisé amorphe et une substance structurée au passé. Dès lors, la relation entre l’avenir et le passé serait celle-là même que nous saisissons entre le milieu amorphe et le cristal ; le présent, relation entre l’avenir et le passé, est comme la limite asymétrique, polarisante, entre le cristal et le milieu amorphe. Cette limite ne peut être saisie ni comme potentiel ni comme structure; elle n’est pas intérieure au cristal, mais elle ne fait pas partie non plus du milieu amorphe. Pourtant, en un autre sens, elle est partie intégrante de l’un et de l’autre des deux termes, car elle est pourvue de toutes leurs propriétés. Les deux aspects précédents, à savoir l’appartenance et la non-appartenance de la limite aux termes limités, qui s’opposent comme la thèse et l’antithèse d’une triade dialectique, resteraient artificiellement distingués et opposés sans leur caractère de principe constitutif: cette relation dyssymétrique est, en effet, le principe de la genèse du cristal, et la dyssymétrie se perpétue tout au long de la genèse; de là résulte le caractère d’indéfinité de la croissance du cristal; le devenir ne s’oppose pas à l’être; il est relation constitutive de l’être en tant qu’individu. Nous pouvons dire par conséquent que l’individu physico-chimique constitué par un cristal est en devenir, en tant qu’individu. Et c’est bien à cette échelle moyenne – entre l’ensemble et la molécule que le véritable individu physique existe. Certes, on peut dire, en un sens dérivé, que telle ou telle masse de soufre est individualisée par le fait qu’elle se présente sous une forme allotropique déterminée. Mais cet état déterminé de l’ensemble global ne fait qu’exprimer au niveau macroscopique la réalité sous-jacente et plus fondamentale de l’ existence, dans la masse, d’individus réels possédant une communauté d’origine. Le caractère individualisé de l’ensemble n’est que l’expression statistique de l’existence d’un certain nombre d’individus réels. Si un ensemble renferme un grand nombre d’individus physiques d’origines diverses et de structures différentes, il est un mélange et reste faiblement individualisé. Le véritable support de l’individualité physique est bien l’opération d’individuation élémentaire, même si elle n’apparaît qu’indirectement au niveau de l’observation. (Simondon 2005 [1958]:87-9)

SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.