Carbono e sódio em Simondon (2005 [1958])

Quelle modification avons-nous dû apporter à la conception de l’individuation physique en passant de l’individuation des formes allotropiques à celle, plus fondamentale, du cristal par rapport à la substance amorphe? L’idée que l’individuation consiste en une opération est restée sans modification, mais nous avons pu préciser que la relation qu’établit cette opération [Relation rendue possible par l’existence d’un rapport analogique entre la substance amorphe et le genne structural, ce qui revient à dire que le système constitué par la substance amorphe et le germe recèle de l’information.] peut être tantôt actuellement opérante, tantôt en suspens, prenant alors tous les caractères apparents de la stabilité substantielle. La relation est ici observable comme une limite active, et son type de réalité est celui d’une limite. Nous pouvons en ce sens définir l’individu comme un être limité, mais à condition d’entendre par là qu’un être limité est un être polarisant, possédant un dynamisme indéfini de croissance par rapport à un milieu amorphe. L’individu n’est pas substance, car la substance n’est limitée par nulle autre chose que par elle-même (ce qui a conduit Spinoza à la concevoir comme infinie et comme unique). Tout substantialisme rigoureux exclut la notion d’individu, comme on peut le voir chez Descartes, ne pouvant expliquer à la princesse Elisabeth en quoi consiste l’union des substances en l’Homme, et mieux encore chez Spinoza qui considère l’individu comme une apparence. L’être Fini est le contraire même de l’être limité, car l’être fini est borné de lui même, parce qu’il ne possède pas une suffisante quantité d’être pour croître sans fin ; au contraire, dans cet être indéfini qu’est l’individu, le dynamisme d’accroissement ne s’arrête pas, parce que les étapes successives de l’accroissement sont comme autant de relais grâce auxquels des quantités d’énergie potentielle toujours plus grandes sont asservies pour ordonner et incorporer des masses de matière amorphe toujours plus considérables. Ainsi, les cristaux visibles à l’œil nu sont déjà, par rapport au germe initial, des édifices considérables: un domaine cubique de diamant, de 1 flm de côté, renferme plus de 177 000 000 000 d’atomes de carbone. On peut donc penser que le germe cristallin a déjà énormément grandi quand il atteint la taille d’un cristal visible à la limite du pouvoir séparateur des microscopes optiques. Mais on sait de plus qu’il est possible de « nourrir» un cristal artificiel, dans une solution sursaturée très soigneusement maintenue en conditions de croissance lente, de manière à obtenir un individu cristallin pesant plusieurs kilogrammes. Dans ce cas, même si l’on supposait que le germe cristallin est déjà un édifice de grandes dimensions relativement aux atomes dont il est formé, on trouverait qu’un cristal d’un volume d’un décimètre cube a une masse un million de milliards de fois supérieure à celle d’un germe cristallin supposé de 1 μm3 de volume. Les cristaux de taille courante, qui constituent presque la totalité de l’écorce terrestre, comme ceux de quartz, de feldspath et de mica dont le granite est composé, ont une masse égale à plusieurs millions de fois celle de leur germe. Il faut donc supposer de toute nécessité l’existence d’un processus d’asservissement par relais successifs, qui permet à la très faible énergie contenue dans la limite du germe de structurer une masse aussi considérable de substance amorphe. C’est, en fait, la limite du cristal qui est le germe, pendant l’accroissement, et cette limite se déplace au fur et à mesure que le cristal s’accroît; elle est faite d’atomes toujours nouveaux, mais elle reste dynamiquement identique à elle-même, et s’accroît en surface en conservant les mêmes caractéristiques locales d’accroissement. Ce rôle primordial de la limite est mis particulièrement en relief par des phénomènes tels que celui des figures de corrosion, et surtout de l’ épitaxie, qui constituent une remarquable contreépreuve. Les figures de corrosion, obtenues dans l’attaque d’un cristal par un réactif, manifestent de petites dépressions à contours réguliers, que l’on pourrait nommer des cristaux négatifs. Or, ces cristaux négatifs sont de forme différente selon la face du cristal sur laquelle ils apparaissent; la fluorine peut être attaquée par l’acide sulfurique; or, la fluorine cristallise sous forme de cubes qui, par le choc, donnent des faces parallèles à celles de l’octaèdre régulier. Par la corrosion, sur une face du cube, on voit apparaître des petites pyramides quadrangulaires, et, sur une face de l’octaèdre, des petites pyramides triangulaires. Toutes les figures apparaissant sur une même face ont même orientation. L’épitaxie est un phénomène qui se produit lorsqu’on prend un cristal comme support d’une substance en voie de cristallisation. Les cristaux naissants sont orientés par la face cristalline (d’une substance chimique différente) sur laquelle ils sont placés. La symétrie ou la dyssymétrie du cristal apparaît dans ces deux phénomènes. Ainsi, la calcite et la dolomie, C03Ca et (C03)2CaMg, attaquées par l’acide nitrique dilué, sur une face de clivage, présentent des figures de corrosion symétriques pour la calcite et dyssymétriques pour la dolomie. Ces exemples montrent que les caractères de la limite de l’individu physique peuvent se manifester en tout point de cet individu redevenu limite (par exemple, ici, par clivage). L’individu peut ainsi jouer un rôle d’information et se conduire, même localement, comme singularité active, capable de polariser. Toutefois, on peut se demander si ces propriétés, et en particulier l ‘homogénéité que nous venons de noter, existent encore à très petite échelle: y a-t-il une limite inférieure de cette individuation cristalline? Haüy formula en 1784 la théorie réticulaire des cristaux, confirmée en 1912 par Laue grâce à la découverte de la diffraction des rayons X par les cristaux, qui se comportent comme un réseau. Haüy étudiait la calcite, qui se présente sous des formes très variées; il découvrit que tous les cristaux de calcite peuvent donner par clivage un même rhomboèdre, parallélépipède dont les six faces sont des losanges égaux, et font entre elles un angle de 105º 5’. On peut, par le choc, rendre ces rhomboèdres de plus en plus petits, visibles seulement au microscope. Mais la forme ne change pas. Haüy a supposé une limite à ces divisions successives, et a imaginé les cristaux de calcite comme des empilements de ces rhomboèdres élémentaires. Par la méthode de Laue, on a pu mesurer grâce aux rayons X les dimensions de ce rhomboèdre élémentaire, dont la hauteur est égale à 3,029 X 10-8 cm. Le sel gemme, qui possède trois clivages rectangulaires, est fait de cubes élémentaires insécables dont l’arête mesure 5,628 X 10-8 cm. Un cristal de sel gemme peut alors être considéré comme constitué par des particules matérielles (molécules de chlorure de sodium) disposées aux nœuds d’un réseau cristallin constitué par trois familles de plans réticulaires se coupant à angle droit. Le cube élémentaire est nommé maille cristalline. La calcite sera constituée par trois systèmes de plans réticulaires, faisant entre eux un angle de 105 0 5′, et séparés par l’intervalle constant de 3,029 X 10-8 cm. Tout cristal peut être considéré comme constitué d’un réseau de parallélépipèdes. Cette structure réticulaire rend compte non seulement de la stratification parallèle aux clivages, mais encore de plusieurs modes de stratification. Ainsi, dans le réseau cubique, qui explique la structure du sel gemme, on peut mettre en évidence une stratification parallèle aux plans diagonaux du cube. Cette stratification se manifeste dans la blende. Les nœuds du réseau cubique peuvent être arrangés en des plans réticulaires parallèles aux faces de l’octaèdre régulier: nous avons vu plus haut le clivage de la fluorine, qui correspond à une telle stratification. Cette notion de stratification multiple mérite d’être particulièrement méditée, car elle donne un contenu à la fois intelligible et réel à l’idée de limite. La limite est constitutive quand elle est non pas la borne matérielle d’un être, mais sa structure, constituée par l’ensemble des points analogues d’un point quelconque du milieu cristallin. Le milieu cristallin est un milieu périodique. Il suffit, pour connaître complètement le milieu cristallin, de connaître le contenu de la maille cristalline, c’està-dire la position des différents atomes; en soumettant ceux-ci à des translations selon trois axes de coordonnées, on trouvera tous les points analogues qui leur correspondent dans le milieu. Le milieu cristallin est un milieu triplement périodique dont la période est définie par la maille. Selon M. Wyart, « on peut se faire une image, tout au moins dans le plan, de la périodicité du cristal en le comparant au mot(j; indéfiniment répété, d’un papier de tenture» (Cours de Cristallographie pour le certificat d’Études Supérieures de Minéralogie, Centre de Documentation Universitaire, p. 10). M. Wyart ajoute: «Ce motif se retrouve, en tous les nœuds d’un réseau de parallélogrammes; les côtés du parallélogramme élémentaire n’ont aucune existence, exactement comme la maille élémentaire du cristal.» La limite n’est donc pas prédéterminée; elle consiste en structuration ; dès qu’un point arbitraire est choisi dans ce milieu triplement périodique, la maille élémentaire se trouve déterminée, ainsi qu’un ensemble de limites spatiales. En fait, la source commune de la limite et de la structuration est la périodicité du milieu. Nous retrouvons ici avec un contenu plus rationnel la notion déjà indiquée de possibilité indéfinie de croissance; le cristal peut croître en conservant tous ses caractères parce qu’il possède une structure périodique; la croissance est donc toujours identique à elle-même; un cristal n’a pas de centre qui permette de mesurer l’éloignement d’un point de son contour extérieur par rapport à ce centre; sa limite n’est pas, relativement à la structure du cristal, plus éloignée du centre que les autres points; la limite du cristal est virtuellement en tout point, et elle peut y apparaître réellement par un clivage. Les mots d’intériorité et d’extériorité ne peuvent pas s’appliquer avec leur sens habituel à cette réalité qu’est le cristal. Considérons, au contraire, une substance amorphe: elle doit être bornée par une enveloppe, et sa surface peut avoir des propriétés appartenant en propre à la surface. Ainsi, une goutte d’eau produite par un comptegouttes prend au cours de sa formation un certain nombre d’aspects successifs que la mécanique étudie; ces aspects dépendent du diamètre du tube, de la force d’attraction due à la pesanteur, de la tension superficielle du liquide; ici, le phénomène est extrêmement variable selon l’ordre de grandeur adopté, parce que l’enveloppe agit en tant qu’enveloppe et non en tant que limite. Notons bien d’ailleurs que les corps amorphes peuvent prendre dans certains cas des formes régulières, comme celle des gouttes d’eau qui constituent le brouillard; mais on ne peut pas parler de l’individuation d’une goutte d’eau comme on parle de l’individuation d’un cristal, parce qu’elle ne possède pas, tout au moins de manière rigoureuse et dans la totalité de sa masse, une structure périodique. Une goutte d’eau de grandes dimensions n’est pas exactement identique pour toutes ses propriétés à une goutte d’eau de petites dimensions [Dans la nature, ces individus imparfaits sont souvent formés d’un cristal autour duquel se fixe une substance amorphe, dans certaines conditions (brouillard, neige). Les conditions de formation de ces individus imparfaits sont comparables aux conditions de sursaturation: on peut amorcer la fonllation de pluie ou de neige dans un air saturé en répandant des cristaux.]. (Simondon 2005 [1958]:90-3)

SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.