Berílio, mercúrio e prata em Simondon (2008 [1958])

Prenons le cas de ce qu’on nomme la mémoire. En laissant de côté toutes les assimilations mythologiques des fonctions vitales aux fonctionnements artificiels, on peut dire que l’homme et la machine présentent deux aspects complémentaires d’utilisation du passé. La machine est capable de conserver pendant un temps très long des documents monomorphiques très complexes, riches en détails, précis. Un ruban magnétique de trois cents mètres de long peut conserver l’enregistrement de la traduction magnétique de bruits et de sons quelconque, dans les gammes de 50 à 10.000 Hertz, correspondent à une durée d’écoute d’une heure environ, ou de deux heures si l’on accepte de réduire la bande des fréquences supérieures à 5.000 Hertz. Un rouleau de film de même dimension peut enregistrer les scènes qui se déroulent pendant une demi-heure environ, avec une définition de l’ordre de 500 lignes, c’est-à-dire de manière à permettre de distinguer, sur chaque image, environ 250.000 points. Ainsi, la bande magnétique peut enregistrer 3.600.000 événements sonores distincts les uns des autres; la bande cinématographique, 120 millions de points distincts les uns des autres. (La différence entre ces nombres ne vient pas seulement de ce que le grain de la bande magnétique est plus gros que celui de la pellicule sensible; en fait, il est du même ordre de grandeur; elle vient surtout du fait que l’enregistrement sonore correspond à une piste linéaire sur une bande, alors que l’enregistrement d’images correspond à un découpage de surfaces successives, dans lesquelles presque tous les points sensibles peuvent devenir support d’information.) Or, ce qui caractérise ici la fonction de conservation de la machine, c’est qu’elle est absolument sans structure; le film n’enregistre pas mieux des figures bien tranchées, par exemple des images géométriques, que l’image désordonnée des grains d’un tas de sable; dans une certaine mesure même, les vives oppositions de surfaces bien tranchées sont moins bien enregistrées que l’uniformité désordonnée des grains de sable, à cause des phénomènes de diffusion de la lumière dans la pellicule, créant l’effet dit de halo, autour des plages très éclairées à contour net. De même, la bande magnétique n’enregistre pas mieux les sons musicaux ayant une forme, une continuité, que les transitoires ou les bruits: l’ordre n’existe pas pour cette conservation d’enregistrements par la machine, qui n’a pas la faculté de sélectionner des formes. La perception humaine retrouve les formes, les unités perceptives, à la vision ou à l’audition des documents enregistrés. Mais l’enregistrement lui-même ne comporte pas réellement ces formes. L’incapacité de la fonction de conservation des machines est relative à l’enregistrement et à la reproduction des formes. Cette incapacité est générale, elle existe à tous les niveaux. Il faut une complication considérable pour obtenir qu’une machine à calculer puisse écrire sur l’écran du tube cathodique les résultats en chiffres directement lisibles. Le numéroscope est fait de montages très délicats et complexes, utilisant des codages au moyen desquels des tracés reproduisant tant bien que mal les chiffres peuvent être obtenus. Il est bien plus facile de produire les figures de Lissajous que d’écrire le chiffre 5. La machine ne peut conserver les formes, mais seulement une certaine traduction des formes, au moyen d’un codage, en répartition spatiale ou temporelle. Cette répartition peut être très durable, comme celle d’un ruban magnétique, définitive, comme celle des grains d’argent dans la pellicule sensible, ou tout à fait provisoire, comme celle d’un train d’impulsions en transit dans une colonne de mercure comportant un quartz piézo-électrique à chaque extrémité, utilisée dans certains types de machines à calculer, pour la conservation de résultats partiels en cours d’opération; elle peut aussi être très fugace mais entretenue, comme dans le cas de l’enregistrement des nombres sur mosaïque dans une certaine espèce de tube à rayons cathodiques un peu semblable à l’iconoscope, et équipé de deux canons à électrons, un pour la lecture et l’inscription, l’autre pour l’entretien (sélectron R.C.A. et tube-mémoire du Massachusetts Institute of Technology). La plasticité du support ne doit pas être confondue avec une véritable plasticité de la fonction d’enregistrement; il est possible d’effacer en un millième de seconde les nombres inscrits sur la mosaïque de béryllium du sélectron, et de les remplacer par d’autres : mais la rapidité avec laquelle se succèdent sur le même support des enregistrements successifs ne signifie nullement que l’enregistrement lui même soit plastique; chaque enregistrement, pris en lui-même, est parfaitement rigide. Il est évidemment possible d’effacer la magnétisation des grains d’oxyde du ruban magnétique, et d’enregistrer à nouveau. Mais le nouvel enregistrement est complètement séparé du précédent; si le premier est mal effacé, il gêne l’enregistrement du second, le brouille, au lieu de le faciliter. (Simondon 2008 [1958]:122)

SIMONDON, Gilbert. 2008 [1958]. Du mode d’existence des objets techniques. Paris: Aubier.