Estanho em Simondon (2005 [1958])

C’est une nouvelle physique qui prend naissance avec les Stoïciens, celle du mélange total; la conception platonicienne des éléments formés de tétraèdres réguliers eux-mêmes constitués de triangles élémentaires, de même que la conception aristotélicienne du lieu propre donnaient à chaque corps une réelle impénétrabilité; un corps ne pouvait pas être autre chose que ce qu’il était; de plus, le géométrisme mécaniste aboutit à une représentation de l’homogénéité des choses; chez Platon, tous les triangles élémentaires sont semblables, et les tétraèdres de chaque élément le sont aussi. Tout au contraire, les Stoïciens adoptent une représentation des corps singuliers très différente, et plus voisine de celle de la théorie des « homéoméries » d’Anaxagore: un corps peut être constitué par un mélange absolument homogène et en proportions continues et quelconques d’un nombre quelconque d’éléments fondamentaux. Deux corps peuvent s’unir en se mêlant par juxtaposition, comme on peut mêler des graines d’espèces différentes, ou en se confondant en un, comme dans un alliage de métaux; mais ils peuvent aussi se mélanger d’un mélange total, de façon à s’étendre, sans rien perdre de leur
substance et de leurs propriétés, l’un à travers l’autre, si bien qu’on trouve à la fois ces deux corps en quelque portion que ce soit de leur espace commun. Il n’existe pas d’impénétrabilité. Aristote au contraire supposait qu’une trop faible proportion de l’un des constituants d’un mélange ou d’un alliage conduit à l’évanescence de celui des composants qui était ainsi en état d’infériorité: l’étain ajouté en faible quantité au bronze (qu’Aristote considérait sans doute comme un métal pur) ne modifie pas ses caractères, et change seulement la couleur. L’agent s’étend ainsi à travers le patient, l’âme à travers
le corps, le logos à travers la matière. Chaque corps singulier doit donc son individualité non pas à sa structure géométrique interne ni à sa place dans l’ordre de simultanéité des êtres, mais bien au mélange propre qui le caractérise; il est idiosyncrasie au sens propre du terme; la série temporelle des influences (au sens propre également) qu’il a subies est en lui comme constituant de son idiosyncrasie; toute son existence passée est réellement contenue en lui, de manière matérielle ou tout au moins corporelle. Pour
connaître ce qu’est un être singulier, il faut donc connaître la série des instants successifs de son existence dans le temps, ou tout au moins le drame des passions successives qui l’ont influencé. Comme cette suite de passions est différente pour chacun des êtres, l’individualité d’un être est constituée par sa singularité; il existe en effet une qualité propre de chaque être, qui est son ἰδίωμα, correspondant à l’idiosyncrasie. Cette qualité propre et en quelque sorte personnelle distingue toujours un objet de tout autre; c’est elle qui permet à la φαντασία d’être φαντασία καταληπτική, représentation compréhensive c’est-à-dire «représentation imprimée dans l’âme, à partir d’un objet réel, conforme à cet objet, et telle qu’elle n’existerait pas si elle ne venait pas d’un objet réel », d’après Zénon. Cette représentation compréhensive produit la perception vraie avec la même nécessité qu’un poids fait baisser le plateau d’une balance. La connaissance est cette relation d’un objet, réel et reconnu comme réel à cause de sa singularité individuelle, à un sujet également réel et individuel. Dans cette théorie, la relation, que ce soit celle qui constitue la connaissance ou n’importe quelle autre, a valeur d’être, car elle est uniquement corporelle, et elle modifie matériellement les termes; elle n’est pas un simple rapport; elle s’inscrit de manière définitive dans les termes en devenant partie intégrante de leur idiosyncrasie. L’élaboration intellectuelle ne peut consister que dans l’acte de saisir l’objet sensible; on ne peut qu’abstraire, ajouter, composer, transposer, sans jamais sortir des données sensibles (Dioclès, chez Diogène Laërce, VII, 54, Arnim, II, n° 105 ; Epictète, Dissertations, l, 6, 10. Cité par E. Bréhier). Les propositions ainsi obtenues n’expriment point de rapport entre des concepts; leur sujet est toujours singulier, et l’attribut est toujours un verbe, c’est-à-dire quelque chose qui arrive au sujet. La matière de la dialectique, ce sont des faits énoncés de sujets singuliers. Le syllogisme est un rapport entre des faits dont chacun est exprimé par une proposition simple, et dont le rapport est exprimé par un jugement composé. La liaison logique s’exprime toujours comme une liaison constatée entre des faits et énoncée par le langage. Cette notion de fait qui gouverne toute la philosophie stoïcienne est d’une importance extrême pour la conception de l’individu: l’individu est l’être qui résulte d’une série de faits qui s’organisent en drame; il n’y a plus en l’individu distinction entre une substance et des accidents: l’être est ce qu’il est, ou plutôt ce qu’il a été; le fait d’être ce qu’il était ne se réfère plus du tout à une quiddité permanente, mais à la nouveauté d’un drame indéfini. L’individu est l’être constitué par un drame singulier, et qui accumule en lui dans son idiosyncrasie la substance de tous ces événements, de toutes ces relations qui se transforment en être parce qu’elles sont corporelles. Il n’existe que des faits, et l’individu est non seulement le résultat, mais le produit corporel d’une série de faits; il est comme du temps condensé en corps; la relation est dans cette vision du monde un échange d’être, un apport d’être, un mélange total. En toute rigueur, la notion de substance, au sens hellénique, est détruite car tout accident apporte de la substance qui s’incorpore par mélange à la substance déjà existante. Spiritualisme et matérialisme coïncident dans cette doctrine, car on peut considérer le mélange total comme un type de relation valable aussi bien pour deux matières que pour une matière et un principe spirituel: la relation entre un corps passif et un corps actif préfigure celle d’une âme et d’un corps, que l’âme soit conçue comme corporelle ou incorporelle; son rôle est en effet celui de l’activité partout répandue grâce au mélange total, et non celui d’une passivité, qui est dévolu au corps. Cette théorie fait de l’individu un fait ou un résultat d’une série de faits; elle lui donne une absolue singularité, mais lui enlève le retour sur soi comme capacité active de se créer et de se définir. L’individu devient le sujet d’états plutôt que d’actes; son activité est un résultat de la relation plutôt qu’une initiative; car l’individu n’est vivant que dans la mesure où il peut accueillir encore d’autres faits et d’autres événements qui viendront mêler de nouveaux apports à sa substance. Il est perpétuellement lui-même et autre que lui-même; de là résulte dans l’éthique une sorte de dédoublement de l’être par rapport à lui-même; il y a l’individu en tant que singularité, et il y a aussi ce qui advient à l’individu; pourtant l’individu est bien fait de l’ensemble de ce qui lui est advenu; mais il se crée comme un privilège d’intériorité en faveur de ce qui est déjà advenu dans le passé et fait à ce titre partie de l’individu; aussi, le Stoïcien est obligé d’introduire, pour fonder la théorie éthique, une distinction brutale entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous: τὰ ἐφ’ ἡμῖν, τὰ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν. Or, cette distinction est factice, car, dans le cosmos, tout est dans tout, et tout est lié; l’unité universelle est rompue pour les besoins de l’action ; il faut tracer des limites, à la rigueur artificielles, à l’individu de droit, à l’individu qui acceptera d’être responsable de lui-même. Cette individualité de droit devient alors distincte de l’individualité de fait, qui est singulière et toujours en devenir; sur l’individu apparaît la personne, le masque qui crée une statique du rôle, et transforme la série temporelle en rapport de simultanéité entre différents rôles constituant le drame; le mot même de drame est à double sens; car le drame, pour le spectateur non averti, est à chaque instant chose nouvelle et apparition de péripéties; mais pour les protagonistes et surtout pour l’auteur, cet ordre est en fait un ordre de simultanéité; la nécessité réapparaît au cœur même du devenir. Aussi, la théorie stoïcienne, ne serait-ce que par la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, introduit la notion d’ ἀδιάφορα, termes indifférents de l’action, ni bons ni mauvais, et qui ne permettent pas la décision motivée. La sagesse, au lieu d’être l’ordonnance rigoureuse du devenir, devient un état, une sorte de fait; le dynamisme primitif se condamne et se détruit luimême: dès que le σόφος est arrivé à la connaissance, à la sagesse, il est syntone par rapport au devenir, et cet accord ne cesse plus: il est uni de volonté par rapport au cosmos qu’il accepte et désire; ce qui advient, il le veut. Mais cet état de syntonie ne peut être atteint par degrés, selon un progrès dans le temps: l’accord se réalise d’un seul coup. Le φαῦλος (<< le médiocre»), trop détendu pour pouvoir résonner au rythme de l'univers, n'accède jamais à la sagesse; il n'y a pas de degrés dans l'acquisition de la sagesse: de même que de petits chiens qui n'ont jamais vu le jour ne sauront jamais ce qu'était la lumière s'ils meurent avant d'avoir ouvert les yeux, de même que le nageur qui a coulé mais remonte presque jusqu'à la surface se noie aussi mortellement sous un pied d'eau que par vingt brasses de fond, de même l'homme qui n'a pas réalisé en lui la tension convenable pour résonner au rythme de l'univers reste un malheureux comme s'il n'avait jamais fait effort. Le mérite et le progrès n'existent pas pour l'individu dans cette philosophie qui assimile la sagesse à un état, à un degré de tension mentale. Alors que cette théorie devrait conduire à une affirmation du continu, l'éthique se concentre en une affirmation de l'essentielle discontinuité des états éthiques dans une inexorable loi de tout ou rien. L'éthique ne concorde pas parfaitement avec la physique, pour laquelle « le mouvement est à chacun de ses instants un acte et non point un passage à l'acte. » La difficulté interne du Stoïcisme réside précisément dans cette toute-puissance du fait, qui évoque la pensée de la Bible; l'être individuel ne trouve pas en luimême la raison de ses états successifs, car il est ce qui lui advient; ce qui lui advient s'incorpore à son être; ce qui n'existe pas, c'est le retour de causalité de l'être sur luimême; cette pure singularité se dédouble par rapport à elle-même; ce n'est que par rapport au masque du rôle que l'individu peut agir sur lui et se penser; la récurrence de causalité s'effectue par une voie extérieure, une voie que l'être ne peut pas créer mais qui lui est donnée; ce n'est pas lui qui la valorise; elle lui est déjà donnée comme valorisée. Cet individu est fort éloigné de la substantialité et de l'aséité de l'être parménidien. On comprend comment cette doctrine a pu rencontrer et accompagner pendant longtemps ce qu'il y avait dans le Christianisme d'import oriental; on comprend aussi comment le Stoïcisme a pu devenir la doctrine civique par excellence: la cité a besoin de la valorisation d'un fait; elle a besoin aussi du formalisme du rôle. La notion du pur et de l'impur, la notion de l'élu et du réprouvé, de l'état de péché et de l'état de grâce, vont de l'intériorité du fait en tant qu'état à l'extériorité du formalisme rituel; or, il ne peut y avoir à proprement parler de formalisme pour les Stoïciens: toute relation, et par conséquent toute action, donc tout geste, se traduit en réalité corporelle; un geste n'est jamais pur symbole; le geste modifie ce sur quoi il est accompli. La transsubstantiation est concevable dans le stoïcisme précisément parce que l'idée de substance a disparu, ou tout au moins est devenue très différente de ce qu'elle était dans le géométrisme platonicien ou la pensée d'Aristote. De même, la forme civique du Stoïcisme latin peut se comprendre comme une conséquence de ce caractère réel de la relation; le masque du rôle est aussi réel que le visage de l'individu qui le porte. Cette profonde ambiguïté du Stoïcisme provient du fait que l'individu est un être singulier mais non une substance. Tous les efforts qui ont été faits à partir de la pensée stoïcienne pour définir la réalité individuelle sont grevés de cette difficulté fondamentale: pour que l'individu atteigne son accomplissement, il faut que la suite de ses actes et de ses états s'ordonne de manière rigoureuse; mais cet ordre temporel doit se faire en définitive par rapport à une réalité extérieure, qui est le monde; il faut donc créer une théorie du temps qui enferme la succession des instants dans une forme définie; le futur lui-même doit faire partie de cette nécessité du temps; la succession devient un déroulement, et la vie de l'individu est tout entière contenue en elle-même: chaque être vit sa destinée, et la destinée est « quasi rudentis explicatio », comme le déroulement d'un câble enroulé autour d'un cabestan, lorsque les marins mettent le navire à la mer: les nœuds, les taches, les accidents du câble apparaissent bien lorsque le câble se déroule; mais ils étaient déjà contenus et prédéterminés dans les spires enroulées sur le cabestan. Il reste une certaine artificialité dans cette vie de la persona; quelque chose demeure insatisfait en l'être humain qui ne peut s'accepter entièrement comme un donné. La singularité de l'individu est sauvée par les Stoïciens, mais au mépris de la substantialité. (Simondon 2005 [1958]:394-7) SIMONDON, Gilbert. 2005 [1958]. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Millon.